Histoire du tango argentin

De 1870 à aujourd'hui
Histoire du tango argentin
Histoire du tango argentin

Danse, musique et poésie, le tango argentin plonge ses racines dans les quartiers populaires du Rio de la Plata où de nombreuses cultures du monde entier ont fusionné pendant le dernier tiers du XIXe siècle. Avant son universalisation et son inscription par l'Unesco au "patrimoine culturel immatériel de l'humanité", son chemin a connu plusieurs étapes de croissances, de transitions et de dépressions au gré des évolutions artistiques et des convulsions du monde. Cet article retrace brièvement son histoire, depuis les origines vers 1870 jusqu'à aujourd'hui, en passant par les principales stations que sont la Guardia vieja (1900-1920), la Guardia nueva (l'âge d'or 1920-1950), le déclin-modernisation (1950-1980) et la renaissance contemporaine (1980-2020). — Noël Blandin.

I — Les origines, 1870-1910

Le tango naît sur les rives marécageuses du Rio de la Plata, dans les faubourgs de Buenos Aires (Argentine) et de Montevideo (Uruguay), pendant le dernier tiers du XIXe siècle. L'étymologie du mot reste aujourd'hui encore incertaine, les historiens proposant diverses origines sud-américaines, européennes ou africaines. Le terme local tambó ou tangó désigne déjà à l'époque en langue quechua, en espagnol andalou, en portugais et en dialecte africain, des musiques, des danses, des tambours de carnaval et des lieux de danse.

L'Argentine, indépendante depuis 1810, a libéré ses esclaves noirs et unifié ses provinces. Après une période de guerres civiles, elle prend pour capitale Buenos Aires, fondée par les Espagnols en 1580, et se dote d'une Constitution fédérale. Dès 1870, elle fait appel à l'immigration européenne pour assurer son développement économique. En trois décennies, Buenos Aires, qui compte tout au plus 250.000 habitants en 1870, voit débarquer dans son port près d'un million et demi d'immigrants, surtout italiens et espagnols, mais aussi allemands, français, anglais, polonais, russes, etc. Sur l'autre rive de l'estuaire, Montevideo passe pour sa part de 100.000 à 300.000 habitants.

Tous ces immigrants rêvent de faire fortune sur les terres du nouveau monde mais beaucoup d'entre eux vont bientôt perdre leurs illusions. Ils s'entassent à la périphérie sud de la ville dans d'immenses taudis, appelés conventillos (maisons communes de logements ouvriers, Buenos Aires en comptera environ 2500 vers 1900), où ils se mêlent à une population locale miséreuse venue des provinces argentines. Cette population locale est composée essentiellement de deux communautés: celle des anciens peones (ouvriers tâcherons) et gauchos (gardiens de bétail) qui ont quitté la pampa (plaine), descendants des populations indigènes d'origine amérindienne ou issues des anciens colonisateurs espagnols, et celles des noirs, mulâtres et créoles descendants eux des anciens esclaves importés le siècle précédent d'Afrique noire vers les Antilles, les Caraïbes et toute une partie du continent latino-américain.

Dans les faubourgs qui se peuplent à vue d'oeil, au coin des rues ou dans les patios des conventillos, s'improvisent alors des bailetins (petits bals en plein air) avec quelques instruments de musique — flûte, guitare, parfois mandoline ou violon,... — et des rythmes, mélodies et pas de danse du monde entier.

Conventillo

Cour d'un conventillo argentin à la fin du XIXe siècle.

1870-1880

Le continent sud-américain apporte de nombreuses danses et musiques. D'Argentine, viennent les danses rurales d'origine flamencas ou picaresques comme la zamba, la chacarera, le Gato et le Malambo, ainsi que les chants des payadores. Les payadores sont des "troubadours" gauchos qui parcourent la pampa pour garder les troupeaux mais se retrouvent dans les villes pour participer à des payadas, c'est-à-dire des récitals de chants improvisés, inspirés à l'origine par la tradition poétique du romancero espagnol. Accompagnés à la guitare, leurs chants nostalgiques parlent souvent de la vie et de la mort, de l'amour, de la solitude ou du temps qui passe. Leurs payadas de contrapunto sont des chants improvisés sous forme de joute entre deux payadores. Du Brésil, vient la macumba, issue des anciens cultes afro-brésiliens, et la maxixe (plus tard surnommée le "tango brésilien"), adaptée de la polka. De Cuba, où la société coloniale est friande de bals, vient la habanera hispano-cubaine ou Contradanza criolla, dérivée des contredanse française et contradanza espagnole, connues sur place depuis le milieu du XVIIIe siècle. Déjà en partie créolisée après l'arrivée des Français ayant fui la révolution haïtienne de 1790, elle a été largement répandue dans toute la région par les marins espagnols et antillais. Très populaire dans les années 1850, la habanera est toutefois supplantée dans les années 1870 par une danse de couple plus lascive, le danzón.

Du continent africain, et plus particulièrement de l'Afrique bantoue, vient le candombé, rythmé par le son des tambours des descendants d'esclaves regroupés dans certains quartiers des rives du Rio de la Plata appelés orillas. Cette importante communauté noire, qui compte environ un habitant sur trois en Argentine vers 1800-1850, désigne sous le terme de "tangó" ses carnavals candombé avec tambours. En 1852, après la défaite du gouverneur Juan Manuel de Rosas qui la soutenait, la communauté noire voit son Carnaval et autres rassemblements festifs interdits, ce qui l'incite à développer une nouvelle forme de danse, toujours proche du candombé, mais déjà annonciatrice de la future milonga.

Du continent européen, de nombreuses danses et musiques, aristocratiques ou populaires, influencent le tango naissant. Mentionnons entre autres les anciennes volte, quadrille des lanciers et contredanse françaises (voir le Tango de Markowski), la tarantelle italienne, la polka et la mazurka polonaises, la scottish anglaise, le tango andalou (flamenco gitan), la contradanza, la sardane, le fandango, la zarzuela, le paso doble et la moresca (d'origine arabe) espagnols, les danses traditionnelles tziganes et yiddish comme le klezmer, et la valse viennoise allemande. À noter que de toutes ces influences européennes, le tango andalou est parmi les plus connus. Le 22 octobre 1856, une comédie musicale de ce style, inspirée par la culture gaucho, El gaucho en Buenos Aires, est représentée au Teatro de la Victoria de Buenos Aires. Composée par le musicien et chanteur hispano-argentin Santiago Ramos, la pièce contient une chanson, Tomá mate, che, considérée aujourd'hui comme le premier tango chanté de l'histoire.

Tango de Markowski (1854) reconstitué par D. Filimonov

Habanera: La Paloma de Sebastian Iradier (1860)

Candombé Milonga par le Central Ave Dance Ensemble

Payada (extrait du Martin Fierro de Leopoldo Torre Nilsson)

S'élabore ainsi dans les classes populaires, entre 1870 et 1890, une nouvelle musique et une nouvelle danse métissée spécifiquement argentino-uruguayenne: la milonga, qui donnera naissance vers 1890-1900 au tango argentin. Notons que, de toutes les influences de danses alors existantes, seules la valse viennoise et la polka sont des danses de couple où l'homme et la femme dansent face à face, le bras droit de l'homme enlaçant la taille de la femme et sa main gauche tenant sa main droite. La milonga naissante intègre cette structure de danse de couple, mais en supprime la chorégraphie pour laisser place à l'improvisation tout en rapprochant les corps par l'abrazo (étreinte, enlacement).

Dans les cours des conventillos ou aux coins des rues, les hommes blancs désœuvrés s'exercent aux pas de danse entre eux. Il y a sans doute plusieurs raisons à cela: d'abord le manque chronique de femmes — 75% de la population est masculine —, ensuite la stigmatisation des femmes "honnêtes" qui, en acceptant de danser, passent pour des prostituées, enfin la nécessité pour les hommes de s'entraîner afin d'être admis comme cavaliers par les femmes des tripots. Ils s'inspirent de leurs danses traditionnelles d'origine pour inventer de nouvelles figures. Comme les noirs imitent et parodient les danses des blancs, les blancs font de même pour les danses picaresques locales et surtout pour les danses cadencées des noirs. Cela donne la milonga canyengue ("cadence" en dialecte d'origine africaine), qui devient ainsi le premier véritable style de tango dansé.

1880-1890

Le candombé donne le motif de la milonga candombé rythmée par les percussions, la habanera cubaine apporte sa suavité et son rythme 2/4, les payadas alimentent la mélodique milonga campera (rurale) ou milonga pampeana à la guitare, les danses créoles génèrent la milonga criolla, etc. Ces versions héritées des multiples danses et musiques de l'époque fusionnent et s'enrichissent mutuellement pour aboutir finalement dans les années 1880-1890 à la milonga porteña (milonga de Buenos Aires).

Le soir, dans les lupanars et autres tripots qui fleurissent dans les faubourgs et dans les zones mal famées du port et des abattoirs de Buenos Aires, marins, gauchos, soldats, dockers, bouchers et autres mauvais garçons de toutes nationalités et de toutes professions se retrouvent. Tous passent la nuit à boire, à jouer, à frimer et à danser la milonga avec les filles de joie au son des organitos (orgues de barbarie) ou de petits orchestres improvisés avec piano mécanique, violon et guitare. C'est dans ces lieux de débauche que naît le tango dit orillero, le tango des orillas, à la fois mélange des pas de la milonga canyengue et de nouvelles figures chorégraphiques à connotation sexuelle: la coupe (Corte), la cassure (Quebrada), etc., qui scandalisent la bonne société puritaine du centre-ville.

Au cours de ces nuits émaillées de querelles, les premiers milongueros (danseurs de tango) expriment leur machisme et leur virilité mais aussi par moments leurs sentiments d'exil et de nostalgie, leurs peines de coeur et leurs désirs inassouvis. Progressivement, ils vont développer, codifier et complexifier les pas assez simples et rapides ainsi que les rythmes plutôt marqués et enjoués de la milonga pour donner naissance au tango argentin, un nouvel art typiquement portègne du pas de deux et de l'abrazo enrichi de figures lascives.

Vers 1880, apparaissent les premiers tango-milongas et tango-criollos aux couplets naïfs en lunfardo (argot des faubourgs portègnes), évoquant pour la plupart les mœurs sexuelles. Citons quelques titres expressifs: Deux coups sans sortir, Secoue-moi la boutique, Un coup bien tiré, El Queco (Le bordel), La Concha de la lora (La chatte de la pute, qui sera renommé plus tard La clara de la Luna), Concha sucia (la moule sale, renommé Cara sucia en 1937 par Francisco Canaro), Cachucha pelada (La chatte pelée), Dame la lata (Donne-moi le jeton, le jeton étant le numéro remis par la mère maquerelle au client qui louait les services d'une prostituée) ou encore le célèbre El Choclo (L'épi de maïs d'Angel Villoldo, métaphore du sexe masculin et en outre objet courant de sodomisation des prisonniers). Parmi les principaux compositeurs de cette période citons Juan Pérez (Dame la lata, 1880) et Augustin Bardi, mais beaucoup d'auteurs de ces premiers tangos sont restés anonymes ou ont été plagiés plus tard par d'autres musiciens.

1890-1900

À partir de 1890, le tango connaît un essor exponentiel. Il sort des quartiers périphériques mal famés et commence à gagner le centre-ville de Buenos Aires. Des bailetins s'organisent un peu partout aux coins des rues, dans les trinquetes (sombres cafés flanqués d'une piste de danse), dans les academias de bailes (salles de danse) ou dans les peringundines (bastringues), sortes de guinguettes de mauvaise réputation qui commencent à s'installer en nombre dans le parc de Palermo. Le mythique café "Chez Hansen", popularisé par les tangos et les films du cinéaste Manuel Romero (Los muchachos de antes no usaban gomina, Noches de Buenos Aires,…), est l'un des plus appréciés de l'époque. Plusieurs quartiers participent à la gestation du tango: La Boca, Palermo, San Telmo, Balvanera, Monserrat, etc… Tout ce que la zone compte de guapos (gouapes), compadritos (voyous, petits caïds) et autres cafishios (proxénètes) qui s'expriment en lunfardo, quand ce n'est pas tout simplement à coups de couteau, se réunit dans ces lieux de brassage et de détente propices aux rencontres et à tous les bons coups. Certains cajetillas ou niños bien, c'est-à-dire des fils de bonne famille tout prêts à s'encanailler dans les bas-fonds pour s'offrir des prostituées, commencent à s'approprier la danse et à l'introduire dans les maisons closes bourgeoises.

À côté des chinas (métisses d'origine indigène ou africaine), les entraîneuses et les prostituées travaillant dans les bastringues et les maisons closes sont pour la plupart des grisettes parisiennes ou des juives polonaises victimes des filières — notamment juives — de la fameuse "traite des blanches". Notons que ces lieux de danse mal famés, mi-bordels mi-cabarets, portent alors souvent les noms des mères maquerelles françaises qui les dirigent. On les retrouve dans les titres de plusieurs tangos.

Traite des blanches Zwi Migdal

Proxénètes membres de la mafia juive la Varsovia, alias Zwi Migdal, arrêtés le 20 août 1929. Zwi Migdal organisait un important trafic de femmes juives d'Europe centrale vers Buenos Aires. Sur le sujet de la traite des blanches, lire Le Chemin de Buenos-Aires d'Albert Londres.

Les organitos et les musiciens ambulants diffusent la musique dans les rues. De l'autre côté du fleuve, à Montevideo, les academias, à moitié maisons closes et salles de danse qui deviendront plus tard des salles d'enseignement du tango, fleurissent en nombre dans les quartiers de Goes et de la rue Yerbal.

1900-1910

À partir de 1900, le staccato-picado de la flûte et de la guitare disparait peu à peu en même temps que les trios de musiciens. Les premiers orquesta tipica criolla (orchestres créoles typiques) de la Vieille Garde apparaissent sur les estrades, introduisant une tonalité musicale plus sombre et plus mélancolique. Le bandoneon, petit orgue portatif au son plaintif inventé vers 1850 par l'allemand Henrich Band, s'impose dès lors comme l'instrument majeur du tango, lui donnant sa ligne mélodique et un son reconnaissable entre tous. Le piano, lui, remplace progressivement la guitare et donne avec la contrebasse le nouveau rythme binaire. La danse se codifie petit à petit en générant des figures de plus en plus sophistiquées.

Bien que la plupart des musiciens soient autodidactes, un nouveau répertoire plus élaboré que celui de la milonga et précurseur d'un rythme musical plus lent (de 2/4 on passera à 4/8) apparaît. C'est celui de la Guardia vieja (Vieille Garde), qui sera représentée au XXe siècle par des chefs d'orchestres comme Francisco Canaro, Juan Maglio "Pacho" et Roberto Firpo entre autres. La Guardia vieja offre les premiers grands tangos aujourd'hui encore universellement connus: El Entrerriano (première partition de tango enregistrée sur disque) composé en 1897 par le pianiste afro-argentin Rosendo Mendizabal, Don Juan d'Ernesto Ponzio en 1898, El Esquinazo (La Sérénade) et El Choclo (L'épi de maïs), écrits respectivement en 1902 et 1903 par le chanteur guitariste Angel Villoldo, ou encore La morocha (1905) d'Angel Villoldo et Enrique Saborido, qui deviendra dans la décennie suivante le premier grand succès du tango canzione (tango chanté).

Au tout début du XXe siècle, l'ensemble du petit peuple portègne des exclus et des miséreux en tous genres se retrouve dans cette nouvelle culture tango, danse et musique, qui unifie leur diversité.

Canción Proletaria du payador anarchiste Socrates Figoli (1906)

Don Juan d'Ernesto Ponzo (1898) par l'Orquesta tipica criolla Vicente Greco (1910)

II — L'âge d'or, 1910-1950
1910-1920

À partir de l'Exposition Universelle de 1900, de nombreux argentins aristocrates et/ou fortunés effectuent chaque année de longs séjours à Paris. Avec les marins argentins accostant dans les ports français, ils parlent du tango à leurs interlocuteurs et diffusent quelques partitions dans la France de la Belle Époque, dont notamment El Choclo d'Angel Villoldo et La Morocha d'Enrique Saborido. Mais l'évènement marquant de la naissance du tango à Paris date surtout de 1907, lorsque des producteurs de disques pour phonographes de la firme Gath & Chaves de Buenos Aires, accompagnés de musiciens de la génération dite de 1910 — Angel Villoldo, Alfredo Gobbi et son épouse Flore Rodriguez, Eduardo Arolas,… —, arrivent à Paris pour effectuer des enregistrements de tangos. Ils sont suivis d'une vague de musiciens et de danseurs argentins qui se produisent bientôt dans les théâtres et les cabarets parisiens. Parmi eux, citons Bernabe Simarra, surnommé "El Rey del Tango", qui, engagé par Mademoiselle Papillon, arrive à Paris en 1911 et gagne avec sa partenaire Maria la Bella le championnat du Monde de tango organisé en février 1914 au Nouveau Cirque de Paris. Enrique Saborido arrive lui aussi la même année 1911, invité par Madame de Reszké, comtesse de Mailly-Nesle et chanteuse, pour former des musiciens et donner des leçons de tango à des personnes de la haute société. Casimiro Aïn, arrivé en 1913, se produit pour sa part à Pigalle au Moulin Rouge et au cabaret "El Garrón". Les milieux parisiens cosmopolites avides de culture exotique et de sensualité latine se les disputent pour prendre des cours de ce "tango argentin" qui, quoique jugé indécent et mis à l'index par l'archevêque de Paris, fait désormais fureur dans les salons à la mode.

Dès 1909, le maître de danse Eugène Giraudet en mentionne l'apparition dans son Journal de la danse et du bon ton, indiquant que son mouvement "à 2/4 américaine [...] se divise en deux parties, dont l'une est marchée et l'autre est valsée". En 1911, Le Figaro écrit: "Ce que nous danserons cet hiver sera le tango argentin, une danse gracieuse, ondulante et variée." En parallèle, Femina écrit que le boston est remplacé par le tango argentin, nouvelle danse à la mode dans les salons select. Le 15 juillet 1913, l'écrivain Franc-Nohain (Maurice-Étienne Legrand) publie dans Femina un long article illustré relatant la "Tangomanie" parisienne: "tout le monde en parle, parce qu'on ne peut ouvrir un journal, feuilleter une revue, sans y trouver des considérations techniques, des aperçus moraux, des échos mondains, le concernant, avec l'opinion de toutes les personnalités, autorisées ou non, les plus considérables". Le 25 octobre 1913, l'écrivain Jean Richepin prononce même en séance publique des cinq Académies de l'Institut de France un éloge intitulé "À propos du tango". Quelques semaines plus tard, une pièce de théâtre intitulée "Le tango", coécrite par le même auteur et son épouse, est représentée au Théâtre de l'Athénée. Elle raconte l'histoire d'un couple qui, après avoir "tout essayé", ne parvient à consommer le mariage qu'en dansant le tango. Le couple est interprété sur scène par deux actrices, Ève Lavallière (Eugénie Fénoglio) et Andrée Spinelly (Élise Fournier), ajoutant le mélange des genres aux allusions sexuelles.

De 1911 à 1914, l'aristocratie parisienne est littéralement obsédée par le tango argentin. On danse dans tous les lieux chics: les résidences privées, les grands hôtels comme le Mac Mahon Palace ou le Claridge, les grands restaurants, les Jardins de Bagatelle, le Palais des Glaces, les cabarets et les dancings comme le Magic-City (où les femmes de la noblesse dansaient parfois "avec leur valet ou leur coiffeur", selon les Mémoires de la duchesse de Clermont-Tonnerre). Le caricaturiste et chroniqueur mondain Georges Goursat, dit Sem, note de son côté à propos de cette tangomania: "Cette névrose a fait de terribles progrès. Par une marche foudroyante, elle s'est envoyée sur tout Paris, a envahi les salons, les théâtres, les bars, les cabarets de nuit, les grands hôtels et les guinguettes. […] La moitié de Paris frotte l'autre. La ville entière est entrée en branle: elle a le tango dans la peau" (Les Possédées, in Le Journal, avril-mai 1913).

Sem Tangoville

Sem (Georges Goursat), Tangoville-sur-mer, "Les vendredistes de Magic City, chaque corps le fait maintenant" (Album n°19 de la série des Albums parisiens, août 1913).

De grandes personnalités, artistes et/ou vedettes de l'époque s'y intéressent tels Mistinguett (qui danse un tango avec Barthélemy Bottallo, directeur de l'Académie de danse de la Sorbonne et auteur en 1912 d'un Guide du bon danseur), Jean Cocteau, Maurice Chevalier, le président de la République Raymond Poincaré, etc… Les "thés-tango" avec cours de tango, de 16 à 19 heures, se multiplient, ainsi que les bals en soirée. Une couleur (jaune orangé) prend le nom de "tango", ainsi qu'une recette de gâteau au chocolat et un coktail bière-grenadine. Le train reliant Paris à Deauville prend le nom de "train tango" pendant l'été. On vend en série des "tangomètres", petits appareils à ressorts qui, attachés aux genoux des danseurs, enregistrent le nombre de pas, suscitant parfois des concours dans les bals. Coiffures, chapeaux, robes, chaussures et jupes-culottes fendues participent de la mode vestimentaire "tango" chroniquée par les magazines féminins. Après les articles de presse, les premiers livres à succès et les manuels de danse sont publiés. Malgré l'opposition plus ou moins virulente de certains milieux réactionnaires politiques, militaires, médicaux, mais surtout religieux — l'Eglise interdit la pratique du tango dans onze villes françaises —, une véritable tangomania s'empare de Paris et bientôt de toutes les capitales européennes: Berlin, Saint-Petersbourg, Madrid, Londres, Rome, Vienne,…

Noir tango
Noir tango
Petite robe noire de Chanel

Les modes passent, le noir reste. Passé 16 ans et demi, laissez tomber les Nike jaune et le jean rouge pour vous adonner au culte du Noir et au total look tango: chaussures, bas, robes et pantalons noirs car le noir est LA couleur du tango. Rien à voir avec la couleur tango, un rouge orangé vif nommé ainsi lors de la tangomania des années folles.
Les origines de cette tradition vestimentaire sont multiples. C'est une couleur utilisée depuis les temps immémoriaux dans les pays chauds pour protéger du soleil. Elle est très présente depuis plus de deux millénaires dans tous les pays occidentaux latins, notamment l'Espagne et l'Italie, dont les immigrants ont largement contribué au peuplement de l'Argentine au moment de la naissance du tango. C'est surtout une couleur fortement symbolique chargée de plusieurs siècles d'histoire christique. Elle aurait été imposée dans les tenues par le clergé de Constantinople au Ve siècle, en signe d'abnégation et d'obéissance à Dieu, et perpétuée ensuite par tous les ordres chrétiens. Le noir est ainsi devenue la non-couleur catholique par excellence, opposée au blanc qui représente le bien, la virginité et la pureté de l'âme. En Occident, le noir est notre couleur du deuil, du mal et des ténèbres. Absorbant toutes les autres, c'est le symbole de la mort, du néant et de l'au-delà chrétien et, du même coup, par antagonisme, celui de la nuit et de la terre profonde où se concentre l'énergie et où se féconde la vie.
Mais au-delà de cette culture catho-latino désormais un peu dépassée (même les enfants portent du noir aujourd'hui), le noir s'est aussi constamment chargé d'autres valeurs symboliques au long des siècles. C'est par exemple la couleur des pirates, des anarchistes, des nihilistes, des romantiques désespérés, des punks, des oiseaux de nuit dépressifs et autres desperados déracinés, remis au goût du jour par la vogue néo-gothique. Tous porteurs en général d'un état d'esprit pessimiste. Le drapeau noir des pirates et des anarchistes notamment est un signe de révolte extrême, lorsqu'on n'a plus rien à perdre. Ce n'est pas le rouge de la Révolution et du Communisme.
Depuis le XIXe siècle, c'est aussi la couleur de la dignité et de l'élégance sophistiquée, celle de l'habit de cérémonie ou de soirée mondaine, presque à lui seul un manifeste de la grande classe. C'est aussi dans un autre genre celle du latin lover séducteur (costume noir, chemise blanche ouverte) et de la femme fatale (robe fourreau noir fendue sur la cuisse et le sein). Le noir cache en effet la tentatrice chair rose et blanche mais il la sublime en même temps. Il est à la fois "civilisé", classique, et hyper-provoquant, sexuel et vénèneux. Envoûtant, bouleversant, captivant, il rend tout le monde beau et "maléfiquement" séduisant.
Les psychologues considèrent qu'il est très difficile de dissocier ses effets psychologiques de sa symbolique (qui relève du culturel) mais ils s'accordent en général pour indiquer que le noir est "paradoxal", associé au mystère, au silence et en même temps à la protection, au réconfort et à la force vitale féminine. Selon eux, porter des vêtements noirs communique une image autoritaire et même contestataire. Toujours dans le registre du symbole, mais aussi des techniques chromatiques, si l'on ajoute du noir à une autre couleur, ses caractéristiques se transforment en leurs contraires: par exemple, le rouge, qui représente l'amour et la passion (et que vous retrouvez donc aussi très présent dans le tango), mêlé au noir, tourne au symbole de l'amour infernal, de l'égoïsme et des passions "inférieures".
Élégant, il amincit les silhouettes, il épure les contours et les formes. Il se porte aussi bien le jour que la nuit, l'été que l'hiver. Par ses propriétés d'absorption, de captation et de réfléchissement du spectre entier des couleurs et de la lumière, il sied à toutes les peaux, bronzées ou diaphanes, et se mêle sans problème à tous les environnements. Bref, le noir est depuis longtemps un classique pour habiller l'humanité, homme et femme, et, vous l'avez deviné, le port du noir est évidemment incontournable pour tout habitué(e) des milongas. Les danseurs et danseuses de tango ont en effet besoin de ce puissant code culturel pour affirmer leurs corps et leurs âmes sur la piste, pour théâtraliser leur présence et l'objet de leur présence en ces lieux de rencontres, de scènes et d'apparences. C'est aussi la couleur qui s'accorde à la "noirceur" et à la profondeur existentielle des thèmes abordés par le répertoire poétique traditionnel du tango. Sur le plan purement esthétique de la danse, il permet aux silhouettes d'évoluer sur scène telles des esquisses sous le pinceau du chorégraphe-calligraphe.
Ainsi, au même titre que les chaussures, le noir fait partie de la culture consciente et inconsciente du tango argentin et aucun amateur n'échappe à sa petite tyrannie. Adoptez-le, puisqu'on vous êtes obligé mais ne le portez pas comme un uniforme funèbre. Apprivoisez plutôt son jeu de lumières et d'ombre car il offre un large éventail de nuances qui vous permettront de communiquer tout ou partie des aspects de votre beauté et de votre personnalité, selon que vous le porterez mat, brillant, opaque, lustré, transparent; selon aussi les matières qui augmenteront la sensualité, la légèreté, la simplicité ou la profondeur: velours, soie, résille, dentelle, coton, cuir (?). . ., selon aussi les structures du vêtement, en drapés, chamboulés, fendus, moulants, pliés, noués, etc. Selon votre façon de porter le noir, vous apparaîtrez en rouge, bleu, brun ombré, ultra-noir espagnol, transparent ou même blanc. N'oubliez pas non plus la touche définitive, le contraire précisément de l'uniforme, en l'accompagnant de l'accessoire qui tue la mort: parfum, bijou, montre, écharpe, ceinturon, bien sûr maquillage et coiffure. Le noir se conformera à tous vos styles, du plus simple au plus raffiné, du plus neutre au plus extravagant et il ne vous prendra jamais en traître, sauf grave faute de goût avec chaussures rouges ou blanches par exemple, mais en matière de tango-fashion, même le blanc "virginal" et le rouge "passionné" vulgaire peuvent être récupérés et exploités avec intelligence dans un but de spectacle et de séduction.
Depuis plus d'un siècle le noir renouvelle régulièrement les modes de saison. Toute femme qui se respecte a d'ailleurs dans sa garde-robe la fameuse et indestructible petite robe noire, créée par Coco Chanel en 1926, juste à l'époque où le tout Paris s'éclatait sur une nouvelle danse exotique branchée nommée "tango". Son succès fût si foudroyant qu'on l'appella la robe Ford car il s'en vendait autant que de voitures Ford. Indémodable, elle vogue depuis les années 30 de modes en saisons et les tangueras filles ou mères le portent encore aujourd'hui au même titre que leurs arrières grands-mères il y a un siècle, le seul changement notable à quelques détails près portant sur la longueur, passée du mollet à mi-cuisse. Avec le jean, la petite robe noire est un des vêtements le plus côtés de l'histoire de la mode. Audrey Hepburn, Ingrid Bergmann, Jeanne Moreau l'ont portée. Pourquoi donc vous en priver puisque c'est aussi le vêtement parfait pour danser le tango. Simple et passe-partout la journée, accessible à tous les porte-monnaies, il suffit de lui ajouter une paire de chaussures et de bas noirs pour transformer l'étudiante ou la petite employée de bureau en femme fatale du tango le soir.
Sur le plan des sous-vêtements, il est à noter que de blanc ou chair, les dessous féminins sont eux aussi désormais passés largement au noir. Le même noir transparent, pervers et provoquant que celui porté par les quelques milliers de françaises aux moeurs légères qui animaient les bordels et conventillos argentins à l'époque de la naissance du tango (Ceci est bien entendu est une basse comparaison de milonguero macho faite pour provoquer l'ire des féministes qui veulent imposer dans le tango l'atout-charme des vraies tangueras épanouies: le rose bonbon). Aujourd'hui, il est de très bon ton, même hors milonga, d'afficher un érotisme maîtrisé en montrant ses bretelles de soutien-gorge et l'attache de bas noirs sur le haut de la cuisse, vieux symboles de séduction, de fétichisme et de fantasme, mais impossibles sans le noir qui restera à jamais inséparable de l'histoire chromatique du tango argentin.

N. B.

La Grande Guerre de 14-18 interrompt provisoirement, mais ne stoppe pas, la vague du tango argentin. Aux Etats-Unis, le New york Times affirme dès 1914: "Tout New York en folie tourbillone au rythme du tango." L'acteur italien Rudolph Valentino commence sa carrière comme danseur de tango avant de connaître un immense succès au cinéma. Ses films, tels Les 4 cavaliers de l'Apocalypse, comportent toutefois des scènes de tango très caricaturales. Moins hollywoodiens et plus modestes, des comédies musicales, des bals et des "thés tango" sont organisés dans les salons chics un peu partout aux Etats-Unis.

Avec l'internationalisation du tango, de grands changements interviennent également en Argentine. En février 1910, le journal portègne El Diario, reflétant l'opinion de la classe bourgeoise bien-pensante, fustige encore les "contorsions obscènes" des compadritos dans les maisons closes. L'écrivain argentin Leopoldo Lugones lance aussi une dernière charge contre le tango qu'il qualifie de "reptile de lupanar" et de danse "malhonnête engendrée par les contorsions du nègre et l'accordéon miaulant des trattorias". Mais son succès mondain international change la donne. Les derniers échos venus d'Europe font comprendre à Buenos Aires que le tango est désormais à la mode partout, et notamment dans les salons de la bonne société parisienne qui rafole des si typiques tangos et valses criollos. En 1911, s'ouvre le cabaret tango "L'Armenonville", nommé ainsi en référence à un restaurant parisien élégant du Bois de Boulogne. Carlos Gardel et de nombreux orchestres s'y succèderont jusqu'en 1920. Le futur célèbre danseur de tango Ovidio José Bianquet, dit "El Cachafaz", crée pour sa part en 1913 son Academia de Baile. Il y donne des cours de tango à la très mondaine épouse du baron Antonio de Marchi, lui-même grand amateur (il est notamment l'organisateur, en 1912, de la première grande fête du tango au Palais de Glace, qui deviendra un des plus hauts lieux du tango à Buenos Aires). L'industrie du disque commence à produire et diffuser massivement les enregistrements de tango. Les orquestra tipica argentino, promus en sextuor par l'immigré uruguayen Francisco Canaro avec piano, violons, bandonéons et contrebasse, commencent à investir les salles de bals et de spectacle. La programmation musicale traditionnelle comprend désormais les trois genres reconnus et acceptés par les milongueros: des tangos argentins, des milongas et des valses argentines. Anobli par son détour parisien, le tango perd ainsi peu à peu son caractère sulfureux en même temps que l'aspect provocant du canyengue dansé. Il devient respectable pour la bourgeoisie portègne qui l'accepte désormais dans ses salons chics et ses écoles de danse. Une nouvelle ère s'ouvre à lui.

Tu diagnóstico, valse créole chantée de José Betinoti (1913)

Producteurs, chanteurs et musiciens professionnels se mettent dès lors à créer, interpréter et diffuser en nombre de nouveaux tangos. Des chansons structurées apparaissent, le plus souvent influencées par les mélodies sentimentales des nombreux immigrants napolitains qui alimentent la grande vague du tango canzione des années 1910-20. Référence en la matière, Pascual Contursi écrit en 1915 les paroles de Mi Noche Triste sur un air composé l'année précédente par Samuel Castriota. La chanson devient l'une des plus célèbres du répertoire tango après son interprétation et son enregistrement deux ans plus tard par Carlos Gardel. Les références paillardes disparaissent peu à peu des textes des chansons et les poètes commencent à écrire des paroles de chansons de qualité sur les principaux thèmes du tango (la nostalgie, l'exil, la perte, la solitude, l'amour perdu, la déchéance, la trahison, Buenos Aires, Paris,…). Citons parmi les paroliers qui deviendront célèbres au cours des années et décennies à venir: Pascal Contursi, Alfredo Le Pera, Homero Manzi, José Gonzales Castillo et son fils Catulo Castillo, Enrique Santos Discépolo ou encore Enrique Cadicamo.

1920-1930

Une période de transition s'amorce pendant les "années folles" (1920-29), en parallèle à l'essor du jazz. La musique improvisée aux structures simples de la Guardia vieja laisse progressivement place à un tango plus riche et plus savant. Ce changement de tonalité, ajouté à l'agrandissement des orchestres, conduit à une nouvelle évolution dans l'histoire musicale du tango: l'avènement de la Guardia nueva (Jeune Garde) qui sera représentée par des musiciens tels que Juan D'Arienzo, Julio De Caro, Osvaldo Fresedo, Osvaldo Pugliese et bien d'autres.

Certes, la génération de la Guardia vieja continue à composer jusque dans les années 1920, Francisco Canaro et Roberto Firpo lui restant fidèles, mais déjà deux nouveaux chefs d'orchestre se détachent: le violoniste Julio de Caro et le bandonéoniste Osvaldo Fresedo qui, forts de leur formation classique, inventent de nouveaux effets musicaux. En 1916, le pianiste et chef d'orchestre Roberto Firpo s'inspire d'une marche pour étudiants, composée par le jeune pianiste uruguayen Gerardo Mattos Rodriguez, pour créer ce qui deviendra le tango le plus célèbre de tous les temps: La Cumparsita (La petite fanfare). Pascual Contursi le mettra plus tard en paroles et la voix de Carlos Gardel fera connaître dans le monde entier ce chef-d'œuvre qui clôt magistralement la période de la Guardia vieja.

La Cumparsita de Gerardo Matos Rodriguez, arrangements de Roberto Firpo (1916)

Les orchestres s'agrandissent et comptent désormais une douzaine de musiciens, parfois plus, avec des chanteurs. Des associations de droits d'auteur (Sadaic, Agadu) sont fondées et les musiciens de tango se professionnalisent. Dans l'entre-deux-guerres, de nombreux grands orchestres et musiciens argentins — Francisco Canaro, Manuel Pizarro, Bachicha, Eduardo Bianco,… — viennent régulièrement en tournée ou s'établissent durablement à Paris. Cabarets et salles de bals foisonnent dans la capitale française: le Pigall's, El Garron, le Palermo, le Florida, L'Aiglon, le Luna-Park, le Bal Bullier, le Magic-City, l'Ermitage, le Sans Souci, La Coupole (qui restera un haut lieu du tango parisien de 1928 à 1960), etc. Professeurs de tango, musiciens, compositeurs et chanteurs — entre autres Carlos Gardel qui connaît un triomphe au théâtre "Fémina" en 1928 avant de s'installer à demeure au "Florida" puis de chanter à l'Opéra de Paris — effectuent aussi des séjours plus ou moins longs dans ce qui est la deuxième capitale du tango après Buenos Aires, la maîtresse et l'épouse comme disent les argentins. On dénombre aujourd'hui plus de 300 tangos évoquant Paris à cette époque.

Biographie de Carlos Gardel
Carlos Gardel
Carlos Gardel
(1890-1935)

Carlos Gardel — de son vrai nom Charles Romuald Gardes — est devenu une figure mythique du tango argentin. Né, selon les versions, le 11 décembre 1887 en Uruguay, ou plus probalement le 11 décembre 1890 en France, décédé dans un accident d'avion lors d'une tournée à Medellin (Colombie) le 24 juin 1935, il a sans conteste été le premier chanteur à populariser le tango lors de ses tournées dans le monde entier. Ses millions de fans affirment qu'il "chante encore, et de mieux en mieux chaque jour". Immortalisé en smoking et tenues de dandy, un large sourire aux lèvres, le "Magicien" disparu à seulement 44 ans reste aussi le symbole de l'insouciance des années folles, des blondes platinées et du monde agité des courses hippiques dont il avait la passion. Il a gagné beaucoup d'argent et en a perdu autant, se disant "victime de chevaux lents et de femmes légères".
Effectuant la transition entre la chanson créole et le tango canzione, les quelques 1.500 chansons et 900 disques qu'il a enregistrés ont été écoutés sur le continent américain, en Europe et jusqu'en Asie. Les vieux enregistrements vinyles de ses chansons et la vingtaine de films qu'il a tourné aux Etats-Unis, en France et en Argentine, font aujourd'hui le bonheur des collectionneurs et contribuent toujours à forger sa réputation de latin lover. La vie sentimentale de ce baryton à la voix chaleureuse qui devînt un temps obèse (118 kilos en 1916) et dut se soumettre à des séances de gymnastique et de pelote basque pour récupérer son physique avantageux, a été émaillée d'aventures avec des actrices, des demi-mondaines et même des millionnaires de la Jet-Set internationale. Ses succès lui ont valu une multitude de surnoms admiratifs comme "Le Magicien" ou "La grive créole", ou parfois ironiques comme "Le Métis", "El Francesito" ou encore "Le Brun de l'Abasto" (un quartier de Buenos Aires où il a grandi). Ils continuent d'alimenter la polémique sur son lieu de naissance. Buenos Aires (Argentine) et Montevideo (Uruguay) affirment en effet chacun de leur côté que le plus célèbre interprète et compositeur de tango est un fils du pays.
Pour les Argentins, il est né le 11 décembre 1890 à Toulouse sous le nom de Charles Romuald Gardès avant de débarquer avec sa mère célibataire Berthe Gardès à Buenos Aires, où il a plus tard pris le nom de scène de Carlos Gardel. Les Uruguayens mettent eux en avant des documents — dont des déclarations de Gardel lui-même — sur sa naissance en 1887 à Tacuarembo (nord du pays) et sur son adoption par une prostituée nommée Berthe Gardès.

Acte de naissance de Carlos Gardel

Acte de naissance de Charles Romuald Gardès (Archives municipales de Toulouse).

Une chose est certaine: Carlos Gardel a donné son dernier concert à Bogota (Colombie) et sa mort prématurée lui a évité la décadence de l'âge, fixant à jamais son timbre de voix dans la mémoire collective. Sa tombe au cimetière de la Chacarita à Buenos Aires, surmontée de sa silhouette de bronze, en frac et fumant la cigarette, est aujourd'hui un lieu de pèlerinage visité avec une ferveur quasi-religieuse par des foules de Latino-Américains, d'Européens et de Japonais qui y déposent offrandes et ex-votos. Et le mythe Gardel est tout aussi vivace à Bogota, où un musée (La Casa Gardeliana) a été érigé autour d'un fauteuil de barbier où il fût un jour rasé. Il en va de même dans la petite ville de Tacuarembo, son lieu supposé de naissance, où un musée qui lui est consacré attire chaque année des dizaines de milliers de visiteurs.

Volver, composé par Alfredo Le Pera et interprété par Carlos Gardel (1935)

N. B.

1930-1940

Vers 1930, les danses musettes françaises à l'accordéon commencent à intégrer une version simplifiée du tango argentin, de même que les danses de compétition. Celles-ci incorporent des catégories dites "internationale" et "américaine" du tango héritées des films de Rudolph Valentino, standardisées par le professeur de danse américain Arthur Murray et développées dans les écoles de danse anglaises. La posture, l'abrazo et la "connexion" des danseurs n'a rien à voir avec celles du tango argentin des bals populaires. Ce "tango de salon" de compétition ne doit pas non plus être confondu avec le style de danse du tango argentin appelé "tango salon", développé à Buenos Aires dans les années 1940.

La crise financière de 1929, le coup d'Etat de 1930, la concurrence du jazz et de la culture américaine, la crise sociale et la récession économique de la Grande Dépression, provoquent une petite disgrâce momentanée du tango en Argentine au début des années 1930, mais son succès international qui ne se dément pas, et l'apparition sur scène de nouveaux chefs d'orchestre de grand talent, tels entre autres Juan D'Arienzo ou Rodolfo Biagi, lui redonnent de la vigueur. Après les années de tango canzione, le tango revient à la danse avec des rythmiques plus marquées et plus puissantes. Le musicien Sebastian Piana compose plusieurs milongas poétiques d'un nouveau genre mises en parole par Homero Manzi: Milonga del 900 (1930), Milonga sentimental (1932), Milonga triste (1937), la milonga-candombé Aleluya, etc.

Les anciennes valse-criollos, inspirées des valses européennes à trois temps (valse viennoise, valse musette,…) mais dansées plus lentement et sur un rythme syncopé avec ochos (huits) et giros (tours), forment un genre à part, celui de la valse argentine ou valse tango. Desde el Alma (Du fond de l'âme), composée en 1917 par Rosita Melo, première grande compositrice argentino-uruguayenne du tango, est l'une de ces valses à succès de la période romantique des années 1925-35. Le poète Victor Piuma Vélez, mari de Rosita Melo, en écrit les paroles (il sera suivi par Homero Manzi en 1948). Les plus grands orchestres interpréteront et enregistreront tous Desde el Alma qui reste aujourd'hui encore très populaire.

Desde el alma, valse argentine composée en 1917 par Rosita Melo, chantée ici par Nelly Omar en 1970.

1940-1950

Pendant les années 1940, apogée de l'âge d'or du tango, on compte à Buenos Aires plus de 1200 bals et environ 600 orchestres actifs. Outre le piano et la contrebasse, les orchestres typiques comptent désormais sur scène quatre bandonéons et quatre violons. Certains de ces orchestres sont devenus aujourd'hui mythiques. Citons entre autres ceux de Francisco Canaro (qui se lance dans le tango symphonique et surtout les grands spectacles-revues de tango), Annibal Troilo ("l'âme du bandonéon"), Juan d'Arienzo ("le roi du compas", qui régnera pendant longtemps sur le cabaret "Chanteclerc" de la rue Corrientes), Carlos di Sarli ("El señor del tango"), Alfredo de Angelis, Osvaldo Pugliese, Julio de Caro, Florindo Sassone, Miguel Calo, Roberto Firpo, Horacio Salgan, Lucio Demare, Francini-Pontier, Juan de Dios Filiberto, Francisco Lomuto, Edgardo Donato, Rodolfo Biagi, Ricardo Tanturi, Pedro Laurenz, Osvaldo Fresedo, Angel D'Agostino, etc.

Bal tango à Buenos Aires 1950

Bal tango à Buenos Aires en 1950.

De nombreux chanteurs et acteurs émergent aussi, dont la célèbre Tita Merello qui chante avec tous les principaux orchestres de l'âge d'or. Elle joue également dans une quarantaine de films dont le fameux Tango de Luis Moglia Barth (1933), premier film parlant argentin. Féministe avant la lettre, elle chante et personnifie jusqu'aux années '70, dans un environnement plutôt macho, le style de vie typique des femmes des faubourgs, rudes, loyales et déterminées. Elle jouit encore d'une énorme popularité avec sa version féministe chantée de la milonga "Se dice de me" (musique composée en 1943 par Francisco Canaro et paroles écrites en 1955 par Ivo Pelay pour le film Mercado de abasto de Lucas Demare).

Se dice de me, chantée par Tita Merello dans le film Mercado de abasto réalisé en 1955 par Lucas Demare (version colorisée).

Les centaines de clubs de quartier de la ville, les gigantesques bals des faubourgs ouvriers et même les stades accueillent quotidiennement des milliers de danseurs. Avec l'arrivée au pouvoir de Juan Perón (président de l'Argentine de 1946 à 1955, puis de 1973 à 1974), le tango est d'abord censuré — on prohibe le lunfardo et toute chanson "indécente" — puis fortement encouragé: le gouvernement populiste de Juan Perón et de sa femme Eva Perón (surnommée "Evita") en font même la musique nationale argentine. Le pays bénéficie en effet à plein des retombées économiques générées par cet âge d'or du tango, tant au niveau des industries culturelles (cabarets, radio, cinéma, disques,…) que du tourisme naissant. Les plus grands paroliers de l'époque (Castillo, Manzi, Discépolo,…) se convertissent au péronisme.

Cependant, vers la fin des années 40, la ferveur populaire pour les grands bals et les grands orchestres disparaît progressivement. Un tango de salon plus intime et plus élégant devient la norme et le style de danse dit "milonguero" s'impose: couple très rapproché, danse très intériorisée, petit pas, peu de figures expressives, prédominance de "l'ocho cortado",…

Biographie d'Osvaldo Pugliese
Osvaldo Pugliese
Osvaldo Pugliese
(1890-1935)

Osvaldo Pugliese, le plus populaire chef d'orchestre argentin des années '40, continue d'enchanter l'univers du tango. Qui est-il vraiment ? il est né le 02 décembre 1905 à Buenos Aires. Son père Adolfo Pugliese, modeste ouvrier, est flûtiste amateur dans de petits ochestres de tango. Il lui communique les premiers rudiments d'un apprentissage musical que le futur maestro poursuivra bientôt dans un petit conservatoire de quartier, se consacrant notamment à l'étude du piano. Osvaldo Pugliese débute véritablement sa carrière professionnelle à l'âge de quinze ans, jouant d'abord dans un café des faubourgs, puis dans des cinémas où il accompagne au piano les films muets de l'époque.
En 1924, il intègre le quatuor du bandonéoniste Enrique Pollet et compose un premier tango qui restera comme l'un des plus beaux et les plus innovants du XXe siècle, Recuerdo (Souvenir). Il joue ensuite dans plusieurs orchestres, dont ceux de Pedro Maffia, Roberto Firpo et Francisca "Paquita" Bernardo, la première femme bandonéoniste de l'histoire du tango. En 1929, il fonde son premier orchestre avec le violoniste Elvino Vardaro. Ce premier sexteto est dissout au bout de quelques mois mais il sera rapidement reformé avec plusieurs nouveaux jeunes musiciens de talent comme Anibal Troilo, Alfredo Gobbi fils et Ciriaco Ortiz. Les années '30 voient Osvaldo Pugliese participer à titre de pianiste dans de nombreuses formations majeures de l'époque telles que, entre autres, celles de Roberto Firpo, Miguel Calo, Alfredo Gobbi, Daniel Alvarez ou encore Pedro Laurenz. Il crée un nouvel ensemble qui connaît un véritable triomphe le 11 août 1939 au café El Nacional. Composé d'excellents musiciens et chanteurs, l'orchestre d'Osvaldo Pugliese est définitivement lancé. Il deviendra le plus populaire des années '40 et fera danser tout Buenos-Aires jusqu'au milieu des années '50, attirant quotidiennement des milliers de danseurs dans les centaines de clubs de la ville ou dans les gigantesques bals des faubourgs ouvriers. Mais le Pugliese pianiste et chef d'Orchestre tipica est aussi compositeur.
En 1946, il enregistre La Yumba, sans doute le plus connu de ses tangos, reconnaissable entre tous avec sa célèbre onomatopée à deux temps — "Yum-Ba", "Yum-Ba" — que le chef scandait pour donner la mesure à ses musiciens. Là aussi, plus de vingt ans après Recuerdo, il s'agit d'un tango majeur particulièrement original et innovant représentatif des thèmes pugliesiens. Les principales compositions des années suivantes, en particulier Negracha et Malandraca, seront basées sur le même modèle. À partir du milieu des années '50, la ferveur populaire pour les bals et les grands orchestres de tango disparaît progressivement. D'autres musiciens tels Astor Piazzolla prennent le relais sur d'autres plans créatifs et c'est le début du Nouveau Tango, peu fait pour la danse. L'orchestre Pugliese commence dès lors à tourner hors d'Argentine, notamment en URSS, en Chine, et plus tard au Japon qui lui fera un triomphe. Des scissions importantes interviennent dans son groupe. 1968 voit le départ des bandonéonistes Victor Lavallen et Osvaldo Ruggiero (à ses côtés depuis 1939), du violoniste Oscar Herrero et du pianiste Julian Plaza. Ces derniers formeront ensemble les célèbres orchestres Sexteto Tango et Sexteto Mayor. Osvaldo Pugliese est un disciple des grands rénovateurs de l'école de Julio de Caro, Pedro Maffia et Pedro Laurenz. Son oeuvre musicale opère un changement fondamental dans le tango — celui d'après Pugliese n'est plus celui d'avant — mais la tranformation s'est passée en douceur et dans la continuité de la tradition.
Le moment Pugliese est une sorte de charnière réunissant sous une nouvelle forme ce qu'il y a de meilleur entre l'ancien tango classique chanté issu de la Guardia vieja et renouvellé par la plupart des grands musiciens de la Guardia Nueva, et le Tango Nuevo moderne purement instrumental qui s'est largement inspiré de ses créations. La profondeur, la dramatisation et la sensualité des sonorités, la virtuosité des variations, des répétitions, des changements de ton, des cassures de ligne et des syncopes, la force du rythme — contrasté avec la mélodie mais superposé sur un autre plan et fortement accentué pour inciter à la danse —, le "swing" du piano toujours mis en avant, et toute la richesse et l'originalité des multiples et divers arrangements (par exemple cette note finale en sol suivi d'un long do ténu qui conclut chacun de ses tangos) font de la musique pugliesienne un moment d'émotion inoubliable pour tous ceux qui l'écoutent ou qui, plus encore, la dansent. Si une partie de son oeuvre, notamment celle où interviennent des chanteurs certes de grand talent mais excessivement sentimentalo-larmoyants, passe un peu moins bien aujourd'hui que dans les années '40, il n'en reste pas moins que le son de ses grands titres des derniers enregistrements est encore parfaitement actuel au XXIe siècle. Son oeuvre est plus que jamais présente dans les répertoires des nouveaux groupes, y compris d'avant-garde, et sur les platines des milongas du monde entier. Les inoubliables Yumba, Desde el Alma et autres Recuerdo révèlent l'esprit même du tango, ce tango éternel qui ne serait que Temps pur selon Jorge Luis Borges.
Osvaldo Pugliese n'est pas qu'un musicien génial du tango argentin. Tout au long de sa vie, il a aussi oeuvré à plus de justice sociale, luttant contre le fascisme et s'engageant de façon active auprès du Parti Communiste argentin. Il est le premier à organiser syndicalement sa profession et à tenter de faire valoir les droits des artistes, créant par exemple une caisse de retraite pour les vieux musiciens. Les orchestres qu'il crée et dirige sont eux-mêmes organisés sous forme de coopératives où chaque membre reçoit une rémunération égale. Cet engagement politique lui vaut l'engouement reconnaissant du petit peuple qui se rend à ses bals mais aussi les multiples tracasseries d'un régime péroniste qui le censure, l'arrête et l'emprisonne à plusieurs reprises. Même après la chute de Perón en 1955, le pouvoir continue de le persécuter pour ses opinions farouchement communistes. Pendant les séjours en prison du maître, ses musiciens jouent avec un oeillet rouge posé sur le piano pour signifier qu'on ne l'oublie pas. Après un tardif hommage officiel qui lui est enfin rendu pour la seule et unique fois au Théâtre Colon de Buenos-Aires en 1985, c'est-à-dire seulement au terme de sa carrière, le grand maestro quitte la scène le 25 juillet 1995, à l'âge de 90 ans.

La Yumba d'Osvaldo Pugliese en 1948 (Osvaldo Pugliese au piano)

N. B.

III — Le déclin puis la renaissance, 1950-2000
1950-1980

Dans les années 1950, la récession économique et l'instabilité politique qui suivent le renversement du général Perón, en septembre 1955, ne favorisent guère la création artistique en général et le développement du tango argentin en particulier. Entre sentiment de désuétude, manque de moyens, répressions et interdits divers, le tango devient difficile à pratiquer. À Buenos Aires comme un peu partout en Occident, la jeune génération le trouve de plus en plus démodé et le remplace par le rock'n'roll. De nombreux artistes, écrivains et musiciens, quittent par ailleurs l'Argentine, fuyant les putschs et coups d'État militaires qui se succèderont jusqu'à l'établissement de la dictature militaire en 1966.

À noter cependant qu'une petite école tango subsiste en France de 1945 à 1975 environ, animée par quelques figures comme André Verchuren, Marcel Azzola, Tino Rossi, Léo Ferré (Le temps du tango), Henri Allibert (Le plus beau Tango du monde), Tani Scala, Tito Fuggi,… et divers bals parisiens comme le Chalet du Lac, la Coupole ou le Balajo.

Dans le contexte déclinant du tango, certains musiciens créatifs, comme entre autres Aníbal Troilo, Osvaldo Pugliese et Horacio Salgán, expérimentent de nouvelles sonorités mais c'est surtout Astor Piazzolla qui s'empare du genre à bras le corps et le transforme radicalement. Installé à Paris en 1954 après avoir grandi entre New York et Buenos Aires, le jeune bandonéoniste étudie d'abord auprès de Nadia Boulanger au Conservatoire américain de Fontainebleau puis commence à composer des morceaux d'un tango contemporain totalement renouvelé et enrichi de nouvelles influences. Admirateur d'Igor Stravinsky et de Béla Bartók, il est le premier à mixer la musique concertante classique et contemporaine avec celle du tango populaire, ajoutant des sons de guitare électrique, de batterie, de saxophone ou de synthétiseur, fusionnant des rythmiques tango, rock et jazz, et lançant des harmonies dissonantes en résonance avec l'époque.

S'appuyant à la fois sur les racines traditionnelles du tango et sur sa formation musicale avant-gardiste, il ne compose pas comme ses pairs pour un public de danseurs mais pour un public de concert. À ses débuts, il doit supporter les sarcasmes et les attaques parfois violentes de la famille tango traditionnaliste réactionnaire qui le traite avec mépris, le qualifiant de "clown" ou de "musicien dégénéré" qui ne comprend absolument rien au tango. Il faut dire qu'il n'hésite pas non plus à les provoquer en affirmant par exemple que le tango dont ils sont si fiers est musicalement pauvre et sans variété rythmique.

Ce n'est qu'au moment de sa mort, en 1992, que beaucoup d'argentins réalisent alors que le monde entier lui rend hommage et qu'il est reconnu partout ailleurs dans le monde comme un des plus grands musiciens du XXe siècle et un génie qui a su moderniser en profondeur le tango argentin, d'abord en l'affranchissant des anciennes contraintes rythmiques de la danse, puis en lui permettant d'obtenir une nouvelle reconnaissance internationale comme "musique contemporaine de Buenos Aires". Sans Astor Piazzolla, sans ses expérimentations avant-gardistes, sans la révolution et la résistance musicale qu'il a menées avec quelques amis ou disciples dans les années '60 alors que la plupart des autres musiciens de talent travaillaient sur autre chose, le tango serait sans doute aujourd'hui bel et bien mort et enterré. On lui doit notamment les célèbres Balada para un loco, Adios nonino, Tres minutos con la realidad et Libertango ainsi qu'une Histoire du Tango en quatre mouvements: Bordello 1900, Café 1930, Nightclub 1960 et Concert d'Aujourd'hui.

Astor Piazzolla, "Adios nonino", composé en 1959, joué par The Cologne Radio Symphony Orchestra (Piazzolla au Bandoneon).

À la suite de Piazzolla, alors que les clubs et les bals tango continuent de fermer les uns après les autres, de nombreux compositeurs émergent durant les années 60 et 70, formant ainsi le mouvement dit du "Tango nuevo". Citons entre autres Osvaldo Berlingieri, Rodolfo Mederos, Leopoldo Federico, Eduardo Rovira, Atilio Stampone, Ernesto Baffa, etc, chacun apportant des expressions et des résonances diverses et variées (jazzy, brésilienne, africaine, etc).

Chaussures de Tango, Sexe et Talons aiguilles
Chaussures de tango
Une chaussure nommée désir

Soyons freudiens: le pied est le symbole du phallus et la chaussure est celui du sexe féminin. Si on est d'accord avec cette hypothèse de psychanalyste, on peut ensuite imaginer tous les rapports qui s'en suivent et comprendre pourquoi pieds et chaussures sont objets de désir et de vénération dans toutes les civilisations depuis le fond des âges. Pourquoi leur rôle majeur dans la séduction et la sexualité, pourquoi on baise le pied des papes et des rois, pourquoi on a réduit en mini pied de lotus ceux des petites chinoises, pourquoi la grande mode et le chiffre d'affaire astronomique de l'industrie de la chaussure, pourquoi le conte de Cendrillon, pourquoi les fétichistes du pied, pourquoi on dit "avoir les pieds sur terre" "faire du pied" "prendre son pied", et pourquoi, pourquoi les tangueras dansent avec de drôles de chaussures de tango à talons aiguille qui leur font mal aux pieds mais que leurs petites filles (et parfois leurs petits garçons) adorent porter. Devant toutes ces questions, et toujours à la pointe de l'investigation, je n'ai pas tourné les talons et je vous dit tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur cet organe et ses attributs, les chaussures de tango et les bas noirs, sans oser le demander.
C'est sur le pied, composé de 26 os, 50 ligaments, 19 muscles et un bon millier de nerfs et vaisseaux sanguins, que repose tout le corps humain depuis que nos ancêtres préhistoriques se mirent à marcher sur deux pattes. Une fois cette position acquise pour couvrir les km de la vie, les mêmes se jetèrent debout dans des transes et orgies communautaires sauvages en tapant du pied au sol. La danse était née. Aujourd'hui, les individus évolués et raffinés que nous sommes tous dansent encore, peut-être de façon moins simiesque, mais toujours avec la même impulsion primitive et, oui, encore aussi avec les pieds. Du moins on essaie, car au début au ne sait pas très bien sur quel pied danser et on va donc prendre des cours de tango. Là, les profs nous donnent des exercices qui consistent dans un premier temps à explorer l'espace tactile de nos plantes de pieds et à tester notre équilibre corporel à partir de chaque zone: orteils, voûte plantaire ou talons avant de transférer le poids du corps d'un pied à l'autre, droite/gauche, avant/arrière. Beaucoup d'entre nous, jeunes ou âgés, qui ne goûtent que rarement le plaisir de marcher pieds nus, ne prennent véritablement conscience de leur pied comme facteur de stabilité au sol et de flexibilité dans la marche, comme capteur sensoriel et comme siège majeur de mouvements qu'à ce moment là, lorsque vient la révélation que procurent ces simples exercices de base qui sont pourtant à la portée de chacun depuis le premier âge. Les profs de tango poussent souvent les exercices plus loin en mettant vraiment l'accent sur la recherche du contact entre le pied, le sol, le corps et l'équilibre. Comme dans la reflexologie plantaire, l'acupuncture ou la plupart des thérapies psycho-corporelles, on y travaille longuement le ressenti et la relation organique et énergétique entre toutes les zones nervo-sensibles du pied qui nous rattachent d'un côté à la terre, notre royaume commun spatio-temporel, et de l'autre à toutes les autres régions et organes de notre corps intime, eux-mêmes en relation avec les mécanismes intellectuels et psychologiques qui vont interagir pour produire les pensées, les émotions, voire les sentiments (ceux-ci semblant découler des émotions) et par conséquent, pour ce qui nous concerne ici, les mouvements du tango. Chaque micro-mouvement conscient ou inconscient et chaque activation des muscles du pied — adducteurs, fléchisseurs, extenseurs — est ainsi généré par l'influx nerveux qui circule en permanence du pied au cerveau et du cerveau au pied. Ce sont les organes les plus distants de notre anatomie — le pied et le cerveau — qui communiquent ainsi le plus entre eux dans un flux permanent qui traverse l'oreille interne (liée aux fonctions de positionnement dans l'espace), la colonne vertébrale, les méridiens et tout le réseau facia-nerveux de notre corps. Même la perception de la musique et le regard seront en partie déterminés par la façon de poser au sol le talon ou la petite "roue solaire" de la plante des pieds qui nous permet de pivoter. Ne nous attardons pas sur ce qui est transmis au partenaire de danse, car bien évidemment les milliers de messages en clair ou cryptés jaillissant ainsi de la source du pied à chaque mouvement lui sont parfaitement perceptibles s'il sait les capter. La maîtrise de ce flux de messages constituera d'ailleurs une bonne partie de la qualité du guidage de l'homme puisque tant les transferts de poids et les impulsions que les mouvements associés-dissociés du torse dépendent en grande partie de l'ancrage et des appuis dynamiques des pieds au sol. Tous les grands danseurs savent développer et affiner dans une sorte d'intelligence instinctive cette relation organique entre sol, corps et esprit. Comme les chats qui retombent toujours sur leurs pattes par réflexe, ils savent exploiter au mieux le canal de communication entre le cerveau et l'ensemble des ressources tactiles hypersensibles de leurs pieds. Anatomiquement, la force et la souplesse du pied préexistent naturellement chez chacun de nous mais ce qui va distinguer un bon d'un mauvais danseur, ce qui lui donnera ancrage au sol, stabilité, équilibre, légèreté "terrienne", tonicité, élasticité, précision dans l'impulsion, puissance de l'élévation, lié des enchaînements, amortissement du posé, mesure et style du toucher au sol (la fameuse "pisada"), relève de la capacité de communication entre le système nervo-sensoriel de ses pieds et son appareil psychique. C'est cette communication psychosomatique interne qui forme une sorte de sixième sens naturel aux danseurs.
Sur un autre plan, plus existentiel, le pied représente et potentialise le corps entier. Premier à germer dans l'utérus de la mère, il contiendrait tout notre potentiel d'accomplissement. C'est par lui que les instincts du corps refoulé se défoulent: danse, gestes incontrôlés d'énervement, d'angoisse, etc. C'est en lui que prennent naissance les énergies fondamentales, comme dans les racines d'un arbre, et que circule le flux vital qui relie l'homme à la terre mère. Dans toutes les mythologies, il est symbole à la fois de germe, de fertilité et d'union érotique. il est omniprésent dans les célébrations et les fêtes de mariage, non seulement avec la danse, mais en tant que symbole, comme les chaussures. C'est la source de l'élan car c'est par lui que l'être humain reste en contact avec son ontologie profonde. Une blessure au pied — symbole de fausse route sur le chemin du développement personnel — est comme une faille d'où vont s'écouler les énergies.
Les danseurs avancés prennent vite conscience de la potentialité de jeu et d'expressivité de leurs pieds et s'en servent pour la qualité relationnelle et l'esthétique de la danse qu'ils pratiquent. En matière de tango cela va à la limite de l'outrage aux mœurs. Nul besoin d'être obsédé sexuel pour voir une signification sexuelle dans le jeu de pieds des pas et des figures du tango. Une grande part du dialogue dans le couple passe par ce jeu et cet échange érotique qu'ils donnent à leurs pieds, du bruit du talon au titillement de la pointe en passant par le blocage ferme, l'accrochage, la caresse sensuelle, les fioritures ou autres positions et mouvements, quelque soit le style, vers le sol ou le partenaire. Au même titre que les mots, qui permettent à une conversation de devenir la chose la plus intéressante de la vie lorsque celle-ci devient un échange complice subtilement érotique entre un homme et une femme, les mouvements expressifs des pieds peuvent se transformer en échanges humains excitants les plus chargés de sens et de plaisir. C'est le propre du tango d'autoriser ainsi à se parler et à se séduire ainsi avec les pieds devant tout le monde. Plus le dialogue est pris au sérieux, y compris avec ses lapsus, plus le jeu devient subtil et profond. Laissons aux analystes si vous voulez les hypothèses sur les symboles sexuels, mais une chose est sûre : sans dialogue des pieds dans le couple dansant il n'y a pas de tango argentin.
On connaît la torture que les professionnelles des danses classique ou contemporaine font généralement subir à leurs pieds mais les danseuses de tango du dimanche ne sont guère plus douces que ces sado-masochistes. Selon une ostéopathe qui a rédigé un mémoire sur le sujet, 70 % des femmes qui dansent le tango régulièrement souffrent d'un mal de pied et s'entraînent consciencieusement à se les abîmer. Cela va des simples maux bénins: ampoules, petites blessures ou lésions, aux infections, maladies inflammatoires, distensions musculaires ou tendineuses, distorsions, déformations, luxations et autres fractures de fatigue. Les douleurs et manifestations pathologiques surviennent immanquablement un jour ou l'autre chez les nombreuses femmes qui en marchant ont l'habitude de mal poser le pied au sol et chez celles qui portent en permanence des talons hauts, le jour au travail et le soir en dansant, surtout évidemment si les chaussures de tango sont de mauvaise qualité ou mal adaptées à la taille du pied. Il est parfaitement possible de milonguer comme une folle sur de hauts talons tous les soirs pendant des années sans jamais avoir de problème mais il est préférable d'alterner en journée avec des chaussures plates afin de ménager l'avant-pied et le tendon d'achille (le bien-nommé). Il est aussi recommandé de savoir danser, c'est-à-dire, entre autres choses, de savoir déjà tout bêtement poser correctement et naturellement ses pieds au sol l'un après l'autre sans en écraser une partie sous le poids de son propre corps car celui-ci, par un système de compensation pour éviter la douleur, va opérer des déformations plus ou moins graves du squelette, des cartilages, des tendons et des muscles depuis le bout des orteils jusqu'aux attachements du haut de la cuisse ou même sur les muscles lombaires et la colonne vertébrale. Il est nécessaire aussi de porter de bonnes chaussures de tango car celles de mauvaise qualité sont source de maux en chaîne qui peuvent devenir graves. C'est un conseil de bon sens mais nombreuses sont celles qui ne l'ont pas respecté et, après quelques années de tango insouciant, ont dû ou doivent maintenant subir des opérations chirurgicales ou des séances de rééducation chez les kinés. Seules de bonnes chausures offrent des cambrures adéquates, c'est-à-dire avec une pente qui ne se transforme pas en toboggan vers les orteils et un talon bien emboîté qui procure stabilité latérale et amortissement lors du posé. De plus elles sont en général légères, solides, confortables et tiennent bien au pied avec leur lanière autour de la cheville. Composées dans des matières naturelles vivantes comme les cuirs et peaux animales souples, y compris la semelle, elles forment comme une seconde peau pour toucher le sol, favorisant ainsi les réflexes et réponses musculaires nécessaires à la danse. Bien entendu, la qualité, la solidité et le confort, plus l'esthétique, se paient: il faut compter 100 à 200 euros pour une bonne paire de chaussures de tango. Certes, en période de crise, on trouve facilement des chaussures d'occasion, mais il n'est pas recommandé de porter des chaussures d'occasion car chaque pied, et chaque façon de marcher, est unique. Une fois formées au pied d'une personne, les chaussures ne peuvent plus s'adapter au pied d'une autre. Du coup, elles risquent d'entraîner des problèmes articulaires ou musculaires pour celle qui les porte en "seconde main" (facile). Autres conseils: Pour danser longuement ou souvent, un bon parquet lisse et plat sera évidemment toujours préférable à un sol irrégulier en pierre dure. Il faut aussi soigner ses pieds, les baigner régulièrement, les relaxer et les masser un peu après une soirée entière de danse. Surtout, si on a souvent mal aux pieds, il ne faut pas hésiter à consulter un kiné ou ostéopathe dès les premiers signes car un problème bénin facilement résorbable au début peut dégénerer rapidement.
Bien ou mal protégé par sa propriétaire, le pied est aussi, comme nous l'avons vu dans la mythologie, associé à la fécondité et la reproduction. C'est un symbole majeur d'union érotique, donc un organe éminemment désirable objet de toutes sortes de décorations, censures et pudeurs plus ou moins initiées ou subies par les femmes pour satisfaire et séduire les hommes. Chainettes, tatouages et vernis à ongles sont monnaie courante mais, dans la mise en scène des séductions et excitations du désir mâle, c'est bien évidemment la chaussure qui joue le rôle majeur. D'où son incroyable détournement de fonction et le renouvellement permanent de la mode pour cet objet qui, utilitairement, n'a absolument pas besoin de toutes ces variétés de formes, fentes, talons, languettes, boucles, lacets, boutons, lanières, couleurs, etc. On notera notamment que la plupart des chaussures, hormis les sandales et quelques variantes hors catégories, se terminent depuis toujours par des bouts plus ou moins pointus allongés devant vers le milieu, ce qui ne correspond absolument pas à la forme naturelle des pieds de l'espèce humaine. La chaussure de tango féminine, dans sa forme classique habituelle, n'échappe bien entendu pas à la règle symbolico-sexuelle. De l'avis de beaucoup d'hommes, c'est même avec l'escarpin classique la chaussure la plus érotique qui ait jamais été créée par l'humanité, celle qui concentre au mieux tous les attributs nécessaires à la fascination du mâle et à la provocation de pulsions émotionnelles liées inconsciemment au pied depuis la nuit des temps. Le succès de l'escarpin ou de la chaussure latine féminine vient apparemment de leur façon perverse d'exhiber le pied tout en faisant semblant de le cacher. Les stylistes et créateurs bottiers parlent d'ailleurs de "décolleté" de la chaussure. Un demi-nu follement excitant pour les hommes. A ce sujet, une petite séance sur le divan révèlerait sans doute beaucoup de choses sur les tendances fétichistes de tous les amateurs de tango, hommes ou femmes. Rien d'anormal à cela, le fétichisme du pied et de la chaussure étant apparemment le plus répandu des fétichismes. Il touche à divers degrés, parfois certains jusqu'à la fixation, une large partie de la population. Quel bébé n'a jamais eu la plante des petons chatouillée ? Quels amants ne se sont jamais caressés avec ces pieds dont les milliers de terminaisons nerveuses forment l'une des zones les plus érogènes du corps ?
A l'origine du tango, au tout début du XXe siècle à Buenos-Aires, ce genre de chaussures féminines latinos était surtout porté dans les bordels par les prostituées (d'ailleurs souvent des françaises exilées portant donc la petite mode parisienne) qui n'étaient en général pas novices en matière de provocation sexuelle. Tout dans le design de la chaussure, du talon haut à la pointe, en passant par la cambrure, l'échancrure et les attaches — voir les bottines lacées ou boutonnées dont la littérature érotique du XIXe siècle est friande —, même la couleur (noir, rouge) et la matière (cuir, peaux), est fait pour à la fois donner de la distinction — "de la classe" comme on disait dans les bordels — et stimuler l'imagerie sexuelle. Dans la fantasmatique de beaucoup d'hommes normaux — c'est-à-dire un peu homos, un peu machos, un peu sados et un peu masos — il n'existe pas de belle femme rééllement distinguée et désirable sans belles chaussures à talons hauts. Si la vue d'une danseuse de tango en tennis blanches peut renvoyer vers des images expressives de danse classique, la même atteindra toujours pour la majorité des spectateurs et spectatrices, un niveau bien supérieur de présence, d'intensité, de profondeur, de séduction et de sensualité si elle porte des chaussures de tango. Il est d'ailleurs impensable qu'une danseuse de spectacle tango, sauf peut-être dans un but de provocation ou de dérision (et même là encore il ne s'agit que de détournement), n'utilise pas ses chaussures dans sa mise en scène. C'est un accessoire indispensable à sa présence, à la signification de sa démonstration et à la connivence avec le public. Que ce soit en spectacle sur scène ou en simple exhibition sur parquet de bal les chaussures de tango portent d'emblée l'évidence d'une histoire, d'une esthétique, d'une identité, d'une culture, voire d'une morale. Comme, à un moindre degré, dans la vie courante où, autant que l'attitude et le costume, la chaussure exprime souvent assez bien à la fois la personnalité, la position dans la société, et même la sexualité de celui qui la porte. Qui n'a en effet jamais regardé d'un oeil discret les chaussures de son interlocuteur ou interlocutrice inconnu(e) pour s'en faire une idée ? Ce ne sera évidemment pas la même perception s'il ou elle porte des chausures de marque en croco, des sandales baba cool, des santiags, des baskets ou des mocassins à talons aiguille. Ne parlons pas des godillots troués du clochard, le va-nu-pieds dans la rue étant depuis toujours associé au désordre, aux bas instincts et à la réaction contre les contraintes de la société.
Le talon haut est une des dernières pièces de l'habillement qui différencie encore les hommes des femmes. Plus que tout autre élément, il influence le langage esthétique et sensuel du corps entier.D'une hauteur généralement comprise entre 5 et 8 cm, il accentue d'abord la cambrure du pied, rendant celui-ci plus petit donc plus sexy. Ensuite il allonge la silhouette et galbe la jambe. Surtout, il accentue la cambrure des reins, projette les fesses en arrière et oblige à une tenue plus droite de la ligne du dos. Du coup la démarche devient plus féminine et voluptueuse. Le corps entier de la femme, notamment ses parties les plus érogènes: hanches, cuisses, buste, fesses, se met à onduler au moindre mouvement. Le petit cm2 de surface du talon haut porte ainsi depuis plus d'un siècle les messages de séduction et les effets sensuels de la féminité dans le tango argentin. Comme la couleur noir des vêtements, il ne faut pas le sous-estimer car c'est en grande partie à lui que l'on doit la nervure érotique des choses et des enjeux dans les bals, donc une partie de l'ambiance, des figurations, de la communion et de la connivence des danseurs et danseuses, qu'ils soient proches ou inconnus. Sans les chaussures à talons hauts, on peut présumer sans risque que peu d'hommes viendraient dans les milongas. Quant aux tangueras, elles se rappellent sans doute que lorsqu'elles étaient gamines, elles adoraient mettre leurs petits petons dans les chaussures à talons hauts de leur mère, histoire de s'imaginer déjà femme. Elles se souviennent aussi de l'étape décisive où elles ont porté pour la première fois des chaussures à talons hauts dans la rue, signifiant clairement par là leur maturité sexuelle. Pas de place donc dans les bals tango pour les trop prudes demoiselles à talons plats, car le talon haut est un des meilleurs moyens de se rendre sexy et d'avoir l'attitude tango là où il faut l'avoir. Attention toutefois, cela ne suffit pas. Si le talon haut de la chaussure tanguera initie la démarche tango, ce n'est pas lui qui fait la personnalité de la danseuse. Il faut évidemment apprendre à perfectionner son maintien et sa posture dans la marche tango.

Chaussures de tango (clip de Julia Bella pour la marque de chaussures "Comme il Faut")

Le talon haut se doit aussi d'être fin et pointu, comme la pointe de la chaussure, ceci toujours dans le même but de rendre le pied plus mignon et attrayant. Il en existe de nombreux modèles allant du super effilé talon aiguille en titane de certains stilettos aux diverses formes de talons bobinés des chaussures de danse latinos pour la salsa, le tango, etc. En tout cas, la pointe ou le talon carré sont totalement rédhibitoires dans un bal tango. Rien de plus inesthétique et désexualisant en effet que les chaussures à bouts ou talons carrés dans ces lieux. On trouve parfois en tapisserie de pauvres égarées ainsi affublées, se demandant toute la soirée pourquoi elles sont négligées par les milongueros. Il faut avouer à leur décharge que les dernières modes de la rue ne donne pas dans le look tango: plumiers rectangulaires pour les femmes et sandales de moines orteils à l'air pour les hommes ne sont pas vraiment faits pour illuminer les parquets de milongas. Mais comme d'habitude avec la mode, le retour du style pointu ne devrait tarder. En attendant, tangueras débutantes, sachez prendre de la hauteur et apprenez comment faire venir les hommes à vos pieds ! le signal est simple: asseyez-vous devant, croisez les jambes et exhibez la chaussure à talon aiguille magnétique bien en avant. Il y aura toujours un prince charmant en quête d'une Cendrillon pour trouver votre chaussure à son pied. La milonga est un lieu idéal pour tester vos capacités de séduction en chaussures de femme. Marylin Monroe, dont tout le monde connaît le fameux balancement, a bien avoué sans se sentir coupable que toutes les femmes devaient beaucoup aux talons hauts et qu'elle-même leur devait sa carrière (Madonna — un autre style — a d'ailleurs repris le mot mais en parlant elle de ses bretelles de soutien-gorge).
Les historiens sérieux, eux, affirment pour leur part que les talons hauts existent depuis au moins 3000 ans. Au XVIe siècle, On inventa à Venise les fameuses "Chopines", chaussures à semelles de bois qui pouvaient atteindre 60 cm de haut. Mais la véritable mode aurait semble-t-il été lancée par la petite Catherine de Médicis lorsqu'elle vint épouser Henri II à Paris. Elle mit des talons hauts pour éviter au roi d'avoir à se baisser en lui baisant le front. Toute l'aristrocratie européenne suivit cette idée royale après le mariage. Louis XIV l'imposa à tous les hommes de sa cour. Parallèlement, d'autres couches de la société, notamment celle de dames moins nobles mais toutes aussi galantes, comprirent vite le double effet à la fois de respectabilité et de provocation érotique que cette mode générait. Aujourd'hui, un tiers des 700 millions de chaussures vendues chaque année en France ont des talons de plus de 3 cm, et inombrables sont les femmes qui à l'instar d'Ava Gardner, Imelda Marco, Marlène Dietrich, Evita Peron, Nicole Kidman et bien d'autres, collectionnent ce genre de chaussures par centaines ou par milliers.
Au XVIe siècle, tous les hommes portaient des bas. C'était la mode. Aujourd'hui, ils sont encore à la mode, mais versant femmes. L'année dernière il s'en est vendu en France plus de 170 millions de paires. Nous ne parlerons évidemment pas ici du bas en laine ou en coton mais du vrai bas magique, celui en soie (ou à la limite en nylon, très tendance depuis peu parmi les sauvageonnes des quartiers chics), léger, noir, infroissable et transparent. L'arme fatale de séduction massive, la pièce maitresse de lingerie féminine revenue depuis quelques années dans l'intimité des élégantes, l'atout sexe qui fait flasher 66% des hommes selon les sondages, presque autant que les décolletés arrogants soutenus par Wonderbra. Comme pour les chaussures, il s'agit encore et toujours là d'érotisme de la chair finement cachée, montrée, voilée. En matière de look glamour pour la tanguera du XXIe siècle qui s'assume pleinement, le bas est donc le compagnon idéal de la chaussure à talons hauts pour brimer les mâles milongueros. Avec les dernières vogues et les innovations technologiques qui rendent la fibre très solide et les font tenir tout seuls sans jarretière, elles peuvent désormais porter au quotidien de vrais bas sexy, fantaisie ou non, qui s'arrêtent à bonne hauteur de cuisse, peu onéreux et à longue durée de vie. Bien entendu, les bas se doivent d'être mis sur des jambes à la hauteur sinon il y a risque de tomber dans le style pin-up de bande dessinée incarné par Betty Boop. On conseille ausi pour des raisons pratiques de porter dans les milongas des bas jarretière qui tiennent tout seuls sur le haut de la cuisse, que la fente de la jupe ou la petite robe noire laissera entrevoir par éclairs, plutôt que le fragile ensemble classique bas voile porte-jarretelles, qui risque de gêner les mouvements de danse. Avec les bas, les plus audacieuses pourront aussi réinventer quelques petits rituels sexy, comme le geste de rectification de la couture, voire même carrément celui très cinématographique du bas qu'on retire sensuellement en le roulant sur la jambe étirée. Coté pratique, afin d'éviter d'en user une paire par soirée, on les choisira avec une légère semelle et talon renforcé derrière la cheville, la couture remontant ensuite jusqu'en haut en une belle ligne droite qui affine la jambe, indiquant par là le bout du long chemin que les tangueros doivent suivre à partir de la pointe du talon aiguille.

N. B.

1980-2020

De 1976 jusqu'à sa chute en 1983, la dictature militaire argentine fait trente mille disparus, quinze mille fusillés et un nombre incalculable d'exilés, dont bon nombre sont venus se réfugier en France. Parmi eux, citons les musiciens Juan Cedrón, Juan José Mosalini et Gustavo Beytelmann, qui continuent à leur manière à faire exister le tango à travers des œuvres engagées que l'on regroupera bientôt sous le nom de "tango des exilés". Horacio Ferrer (Balada para un loco) et Roberto Goyeneche assurent eux la relève du tango au niveau international à travers des œuvres puissantes de mélancolie et de résistance.

Les années '80 marquent le début d'une renaissance du tango. Fondée entre autres par le compositeur Edgardo Canton, la chanteuse Susana Rinaldi et l'écrivain Julio Cortazar, une tangueria, "Les Trottoirs de Buenos aires", est ouverte en 1981 au 37 rue des Lombards, dans le quartier des Halles à Paris. Conçue à l'origine comme un centre culturel pour les exilés argentins, elle constituera l'un des principaux creusets de cette renaissance et accueillera jusqu'en 1994 toute la communauté culturelle argentine de passage dans la capitale française. Carmen Aguiar et Victor Convalia y donneront des cours de tango à partir de 1986.

Autre évènement majeur du nouvel "Âge d'or" du tango, le spectacle musical Tango argentino, créé par Claudio Segovia et Hector Orezzoli, avec entre autres le danseur Juan Carlos Copes, débarque en 1983 au Théâtre du Châtelet. Poursuivant sa tournée en Europe puis à Broadway, il connaît un succès phénoménal et relance la mode du tango argentin auprès d'un nouveau public qui découvre le tango argentin.

Comme lors de la première "tangomania" des années 1920, une nouvelle vague de tango argentin submerge alors la planète dans les années 1990-2000, Paris et Buenos Aires se partageant toujours la faveur des aficionados. Les cours et les bals tango ouvrent par milliers dans le monde entier — y compris dans les pays et les provinces les plus reculées et même en grand nombre en plein air (phénomène des milongas sauvages sur les Quais de Seine ou ailleurs à Paris par exemple), les concerts et les festivals se multiplient, d'innombrables formations de tango nuevo se créent et toute une génération de nouveaux artistes apparaît sur la scène musicale: Juan Carlos Cáceres avec son "Tango Negro", Richard Galliano avec ses interprétations de Piazzolla, Gotan Project et Bajofondo Tango Club avec l'electrotango, l'orchestre Sexteto Mayor, la chanteur Daniel Melingo, les chanteuses Haydée Alba, Adriana Varela, Sandra Rumolino, Lidia Borda, les danseurs Miguel Ángel Zotto, Pablo Veron, Milena Plebs, Mariano Chicho Frumboli, Gustavo Naveira, etc. Le cinéma n'est pas en reste avec notamment la sortie de Tangos, l'exil de Gardel de Fernando Solanas (1980), La Leçon de tango de Sally Potter (1997, avec le danseur Pablo Verón) ou encore Tango de Carlos Saura (1998).

Un film : Je ne suis pas là pour être aimé de Stéphane Brizé
Stéphane Brizé
Je ne suis pas là pour être aimé
(2004)

Jean-Claude Delsart, huissier de justice, la cinquantaine fatiguée et désabusée, n'est pas très aimé. Mariage raté, père acariâtre, fils distant... Blindé par l'exercice d'une profession ingrate où il ne doit rien laisser transparaître de ses émotions et de ses sentiments même lorsqu'il met les gens à la rue, sans doute a-t-il lui-même quelque difficulté à aimer et à communiquer dans sa vie personnelle. Prématurément usé, Maître Delsart n'a pour ainsi dire plus rien à dire, même au pot d'embauche de son fils, sans compter qu'il est aussi guetté par l'incident cardiaque et que son médecin lui conseille vivement de faire un peu d'exercice. Un cours de danse se tient justement en face des fenêtres de son étude, laissant entrevoir sous un air de tango la possibilité de donner une nouvelle dimension à sa triste vie pour l'instant sans avenir. Il s'y rend et y trouvera l'amour en la personne de Françoise, une charmante trentenaire venue quant à elle prendre des cours pour le bal de son très prochain mariage. Crainte et retenue obligent, Jean-Claude ne s'engagera pas dans une de ces fulgurantes histoires de couple fusionnel propres à l'imagerie tango depuis les films à la Rudolf Valentino. Non, il s'aventurera plutôt dans une simple histoire d'amour, fragile comme celles que l'on vit dans la vraie vie, avec son lot de pudeurs, de peur de l'autre, de malentendus et de contradictions. Le spectateur suivra l'idylle naissante dans la socialité et l'espace-temps particulier d'un cours de tango, sur les airs de Carlos di Sarli ou de Horacio Salgan (réorchestrés par Eduardo Makaroff et Christophe Müller, de Gotan Project) : conseils du prof (le photographe Pedro Lombardi), regard des autres élèves, premiers pas maladroits, trouble sensuel, inter-connexion sentimentale avec sa partenaire, émotions chaotiques,... notre huissier se décoincera finalement petit à petit sous les coups de butoir de cette inédite sensation psycho-affective créée par le tango, amorce d'un nouveau mode de relation amoureuse.

Stéphane Brizé, Je ne suis pas là pour être aimé, 2004 (Bande annonce)

Je ne suis pas là pour être aimé n'est pas un film sur le tango mais sur la difficulté d'aimer et de communiquer. Déroulé par petites touches sensibles, sans mélo, souvent drôle, tout en finesse et en nuances de gris, ce deuxième long-métrage de Stéphane Brizé — il a déjà réalisé en 1999 un Bleu des villes teinté d'une même forme d'émotion et de mélancolie — emploie la métaphore du couple de tango. Pas de n'importe quel tango toutefois, car même s'il consacre bien une scène entière, précisément dans un film dans le film, à la chorégraphie d'un couple de danseurs professionnels virtuoses (Géraldine Rojas et Javier Rodriguez), le réalisateur s'est surtout attaché à montrer, à travers les performances des acteurs Patrick Chesnais et Anne Consigny (coachés sur les scènes de danse par Claudia Rosenblatt), toutes les nuances d'un tango non démonstratif. Il filme un tango tout simple de débutant, quasi slow immobile qui se nourrit non d'une excellence technique mais de l'écoute intérieure sensible entre deux êtres ordinaires qui dansent véritablement ensemble. Peu de films mettant en scène des tangos sont parvenus à montrer avec une telle justesse l'émotion qui peut naître et se dégager de la danse d'un couple amoureux. Ce sont plus les sentiments intérieurs, dans toute leur complexité et leur fragilité, qui sont rendus visibles à l'image, que l'habituelle représention archétypale d'un tango passionnel et fusionnel. C'est un "spectacle" rare qui s'observe parfois dans les bals, rarement au cinéma, et fascine souvent les spectateurs-voyeurs que nous sommes tous beaucoup plus qu'une exhibition scénique. Du même coup, c'est aussi toute la thématique de la froideur et l'inhumanité de notre société déjouées par la simple rencontre entre un homme et une femme qui est abordée à travers l'initiation au tango de Jean-Claude Delsart. C'est la peinture des petites et monstrueuses douleurs familiales, des carences affectives, des peines aigües du coeur, des blocages psychiques, des vicissitudes de la vie quotidienne, et la catharsis de tout cela dans l'abrazo et le sentimiento du tango. Chaque tanguero amateur, débutant ou non, chaque aspirant à l'amour qui hante les milongas — et ils sont de plus en plus nombreux, même lorsqu'ils viennent en couple déjà formé —, y repèrera une part de lui-même et une part de ce qui anime, au-delà des justifications convenues, sa passion pour cette très étonnante danse du couple : le besoin de se libérer des emprises sociales, d'engager son être entier corps et âme dans le bouleversement d'une rencontre avec l'autre, de le toucher dans une relation authentique à la fois étroitement charnelle et intensément vécue de l'intérieur. C'est le besoin de connaître avec un partenaire la sensation de l'instant partagé comparable à un baiser, lorsque le temps s'abolit entre deux êtres tout entier concentrés sur leur co-existence émotionnelle. Plus que tout, ce sont ces moments de relation existentielle que recherchent aussi bien les amoureux que les danseurs de tango car ils guérissent de toutes les solitudes, de tous les manques, de tous les traumatismes et de toutes les souffrances de la condition humaine, y compris celle qu'implique la conscience de notre finitude.

Là où s'arrête le film de Stéphane Brizé — un peu banalement sur l'image d'un tango romantique — reste cependant une autre histoire à écrire. Celle, peut-être moins sentimentale, où notre danseur débutant devenu avancé, une fois intégré la connaissance profonde du mouvement à deux, se poserait la question piège du bac tango : Est-ce que cette sublimation, cet art d'engager son être entier dans une relation aussi profonde avec des partenaires de tango a un sens au delà d'un jeu de séduction ? S'agit-il d'une vérité des sentiments ou toujours et encore d'une représentation qui prend fin lorsque la musique et le petit film à deux s'arrêtent ? Autrement dit, les plus belles histoires d'amour ne durent-elles que le temps d'un tango ?

N. B.

Milonga sentimental par le groupe La Truca (2013)

Un livre : Evaristo Carriego de Jorge Luis Borges
Jorge Luis Borges
Jorge Luis Borges
(1899-1986)

Jorge Luis Borges, grand érudit et maître de la littérature argentine, aimait la milonga de son pays mais est toujours resté un peu réservé sur le tango. Parmi ses écrits et les entretiens où il s'est exprimé sur le sujet, il a toujours fait la distinction entre le caractère authentiquement populaire, gai et impétueux de la milonga et le tango plus tardif qui lui paraissait artificiel et sentimental. Hormis quelques exceptions, comme El Choclo et quelques autres vieux tango-milongas, il appréciait peu les textes des tangos chantés qui pour la plupart étaient ré-écrits en lunfardo, l'argot des faubourgs de Buenos-Aires, c'est-à-dire dans un langage trafiqué par des auteurs dépendants du vérisme sentimental de l'époque, alors que l'ancienne milonga présentait elle une forme plus simple et directe qui lui plaisait car écrite selon lui "dans le langage commun des hommes". Les instruments mêmes qui accompagnent le tango, piano et violon, viennent des bordels, autres lieux pour fausses vies perdues, alors que la milonga était chantée et accompagnée d'une bien plus solaire et universelle guitare à six cordes, l'instrument traditionnel des gauchos et habitants de la pampa d'origine.

A côté de ses poèmes et nouvelles, Borges a d'ailleurs lui-même composé quelques paroles de milongas — notamment le recueil Para seis cuerdas — qui furent reprises dans des films comme le fameux Invasion de Hugo Santiago (également scénarisé par Borges) ou interprétées plus récemment par diverses chanteuses comme, entre autres, Haydée Alba ou Susana Rinaldi, essentiellement sur des musiques de Piazzolla.

En réalité, même s'il a vécu son enfance et le mitan de sa vie en pleine époque tango à Buenos-Aires, Borges était trop littéraire et cosmopolite pour s'intéresser aux formes simples et superficielles de cette culture populaire qui disparaissait déjà pour devenir le folklore que l'on connaît. Le tango était pour lui un parmi d'autres thèmes qui participaient d'un univers personnel beaucoup plus large ayant pour centre la ville de Buenos-Aires. A l'instar de Kafka pour Prague, Pessoa pour Lisbonne ou Joyce pour Dublin, Borges est en effet "l'auteur" de Buenos-Aires. Il est le fondateur d'une cité mythique et intemporelle qui s'appelle Buenos-Aires. Des hommes y surgissent de l'éternité d'une bibliothèque inclassable pour y danser le tango et s'y livrer à des duels au couteau, aveugles dans le labyrinthe, ne sachant s'ils vivent, s'ils meurent, s'ils rêvent ou s'ils sont rêvés.

Le principal texte sur le tango de l'auteur de Ferveur de Buenos Aires est un chapitre intitulé Histoire du tango, rajouté lors d'une réédition de Evaristo Carriego. Situant son action à Palermo — le quartier ou il passa son enfance — Borges voulait à l'origine faire de ce livre une biographie du poète Evaristo Carriego, mort tuberculeux en 1912 à l'âge de 29 ans, auteur d'un seul petit recueil de poèmes et quasi oublié aujourd'hui. Borges s'intéressa à cet auteur parce que c'était son voisin et surtout parce qu'il écrivait sur Palermo et la misère de Buenos-Aires. Une autre raison plus intellectuelle fût sans doute aussi de provoquer ses pairs et parents en affirmant ainsi s'extraire de la vogue moderniste du moment — que Borges connaissait bien par ses précédents et nombreux travaux, études et voyages parmi toutes les avant-gardes — avec un ouvrage consacré volontairement à un auteur mineur, dépassé et inconnu. Mais le véritable objet du livre qui se révèle au fil de l'écriture puis des rééditions, est la création en spirale à travers la personne d'Evaristo Carriego d'une figure purement borgésienne, d'une sorte de masque qui lui permet de mêler fiction et réalité historique et de passer au prisme de sa poésie la vie des bas quartiers de Buenos-Aires, celle du monde du tango, des voyous et des rixes, des maisons de passe et des filles tuberculeuses. D'un auteur à l'autre, d'un texte à l'autre, le même, le quartier de Palermo se métamorphose en labyrinthe, le crime du petit caïd en violence de tigre, le gaucho en cavalier fantastique, le poète en miroir d'éternité et la cité de Buenos-Aires en livre infini.

N. B.

Aujourd'hui, plusieurs millions de personnes dansent régulièrement le tango argentin dans le monde et son industrie est l'une des principales ressources de Buenos Aires en termes de tourisme et de revenus culturels. En 2009, l'Unesco a inscrit le tango argentin sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l'humanité. Une Journée nationale du tango est célébrée chaque 11 décembre, date anniversaire de naissance de Carlos Gardel et Julio de Caro. Un festival et championnat du monde de tango, qui accueille régulièrement plus de 500000 visiteurs du monde entier, se tient également chaque année en août à Buenos Aires depuis 2003.

 
Noël Blandin,
Paris, 2000-2020.

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Paris, mardi 19 mars 2024